Voyage aux îles de la Désolation / Emmanuel Lepage

Emmanuel Lepage n'est pas marin, quoi
qu'habitant au bord de la mer. Pourtant, son enfance fut, d'après ses
souvenirs, bercée par la houle : celle des cartes marines sur les murs
de la maison, celle des nombreux navires peuplant ses dessins d'enfant,
celle des aventuriers de papier, Tintin, Moonfleet ou l'Ile au
trésor... C'est sans doute pour cela qu'il hésite à peine quand son
frère François, photographe, lui propose le voyage au bout du monde :
une rotation, avec le « Marion Dufresne », sur les Terres
Australes et Antarctiques françaises. Le navire est chargé d'assurer le
ravitaillement (vivres, gasoil) et de convoyer les scientifiques qui
travaillent sur les îles : la Réunion, Tromelin, Amsterdam, Saint-Paul,
Kerguelen, Crozet. Il admet à son bord des touristes et des
journalistes chargés de rendre compte de sa mission. Le navire embarque
également le préfet des Terres australes, ainsi que tous les
techniciens et hommes d'équipage pour assurer la mission dans des
conditions extrêmes. Là comme ailleurs, les moyens sont comptés : le
bateau tarde à partir faute de pouvoir embarquer tout le gasoil
nécessaire, et ne pourra mener à bien la totalité de sa mission.
Certains ravitaillements seront rendus impossibles par les conditions
climatiques, faute d'un nombre suffisant d'hommes à la manœuvre. Le
Marion Dufresne appareille néanmoins, avec à son bord son équipage de
très jeunes hommes (quand ils commencent à avoir une vie de famille,
les marins recherchent une autre affectation...) François photographie,
Emmanuel dessine. Le bateau et les passagers, dans un premier temps :
les portraits, signés de leurs modèles, jalonnent le récit. Puis, au
fur et à mesure du voyage, apparaissent les paysages et les animaux qui
les peuplent : plan saisissant sur une colonie de manchots sur l'île de
la Possession, petite vignette tendre d'un bébé manchot s'emparant du
verre dans lequel le dessinateur trempe ses pinceaux... Quelques
légendes également, traitées en sépia, affleurent au fil de la route
marine, ou des histoires de sinistre mémoire : celle du bateau négrier
de la Compagnie des Indes échoué sur Tromelin, réparé tant bien que mal
par son équipage qui promet aux esclaves de revenir les chercher
(promesse jamais honorée...) Ou encore celle de l'expédition emmenée
par Joseph de Kerguelen de Trémarec, envoyé conquérir un nouvel éden,
et qui ne peut assumer de n'avoir découvert que ces terres désolées...
Les légendes de la mer se mêlent à la vie hors du commun de ces
scientifiques embarqués de longues semaines sur le navire pour
seulement deux jours de travail dans une station météo du bout du
monde, ou hivernant dans les bases de Kerguelen ou de Crozet, privés de
légumes frais depuis que les serres ont été supprimées pour minimiser
les risques d'interférence avec les écosystèmes indigènes. Le
dessinateur rapporte aussi les conditions de travail de ces marins de
l'extrême, déchargeant le matériel par des vents de 120km/h, sous une
pluie horizontale... De loin en loin, au fil de ce voyage initiatique
et envoûtant, surgissent des planches superbes : ciels d'orage, bateaux
malmenés par la houle, aurore boréale, écume sur la profondeur marine :
les bleus et verts sont alors puissants, contrastant avec les gris et
blancs adoptés pour le fil du récit.
Une œuvre puissamment évocatrice qui vous saisit
pour vous déposer au cœur des âpres terres australes, et vous faire
partager, le temps d'un voyage, le quotidien extra-ordinaire de ces
hommes et de ces femmes engagés à faire progresser le savoir de
l'humanité. Sans doute ardue en 5e où elle rencontrerait pourtant le
programme de français (voyages et découvertes), elle trouvera toutefois
sa place dans les CDI de collège pour les lecteurs les plus mûrs, ainsi
qu'au LP et lycée.
Références :
Voyage aux îles de la Désolation / Emmanuel Lepage. Futuropolis, 2011. 978-2-7548-0424-0. 24 €.