Le singe de Hartlepool / Wilfrid Lupano, Jérémie Moreau
La légende
raconte une troublante histoire au sujet du village de Hartlepool, sur
les côtes anglaises. Vrais ou pas, les faits se seraient déroulés en
1814. Un navire de la flotte napoléonienne se serait abîmé dans la
tempête, échouant parmi ses débris la mascotte du bateau, un chimpanzé
habillé d'un uniforme français. Malheureusement pour lui, les gens de
Hartlepool n'ont jamais vu de Français, ni de chimpanzé d'ailleurs, et
ils détestent leurs voisins d'outre-Manche, qu'ils affublent de petits
noms à la poésie douteuse. « Engeance de putois malades »,
« dégénérés de culs-à-l'air bouffeurs de tripes de mouton à la
sauce à la merde de sanglier », « face d'entrecuisse de
cochon incontinent » sont quelques uns des petits noms qui
soulagent la ferveur patriote des villageois. Que la petite créature
effrayée ait l'impudence de mordre au sang le pasteur qui voulait
l'approcher, et c'en est trop pour les Anglais : on subodore une
manœuvre napoléonienne pour envahir l'Angleterre en posant le pied dans
un port secondaire. Le Français sera jugé ! Hartlepool fera parler
de lui !
A ceux qui
questionnent sont opposées les expertises des plus formelles. Celle du
vieux soldat Patterson, qui a perdu ses deux jambes à la guerre et s'y
connaît en Français. Même s'il n'y voit plus rien, il les reconnaît à
l'odeur : les Français, ça pue. « Et puis, il n'y a pas que
l'odeur : les Français sont laids ! Très laids ! Et leur
corps est couvert de poils rêches et graisseux ! La plupart du
temps, leurs pieds ressemblent à des sabots fourchus ! Mais il
arrive effectivement qu'ils ressemblent à des mains ! »
En
marge de toute cette histoire, les enfants jouent à la guerre, et les
voyageurs de passage s'arrêtent le temps de faire ce qu'ils ont à faire
(réparer une voiture endommagée), de prêter la main quand on a besoin
d'eux, en retrait de la vie du village. Au moment de repartir, Robert
Darwin, accompagné de son jeune fils, Charles Darwin, jette un œil au
gibet que la voiture longe. La colère du docteur Darwin, qui, lui,
connaît les chimpanzés, sert de leçon à son fils : « bien sûr
qu'il avait l'air humain. Les singes nous ressemblent, Charly. C'est
comme ça. Une cruelle fantaisie du Créateur pour nous rappeler qu'entre
nous et les bêtes, il n'y a qu'une histoire de nuances... »
L'album tiré de cette légende anglaise joue, par le trait, la couleur
et surtout le cadrage, sur les registres du grotesque et du réalisme,
qui se mêlent étroitement dans cette histoire. A l'humanité limitée de
l'animal répond la bestialité des personnages principaux, aux lumières
dramatiques les trognes tordues, aux noms d'oiseaux les jeux
d'enfants... Cette histoire de la bêtise ordinaire est joliment
racontée, et renvoie à l'honnête homme une question toute simple :
s'il est facile, le temps aidant, de contempler les aveuglements des
autres, sait-on toujours quels sont les siens ? Une bande dessinée
à faire lire dès le collège, en LP et en lycée.
Références :
Le singe de Hartlepool. Wilfried Lupano, Jérémie Moreau. © Guy Delcourt Productions, 2012. (Mirages). 14,95 €. 978-2-7560-2812-5.