Rocking chair - Peyraud, Kokor

    C'est un fauteuil à bascule au décor délicat de datcha lovée dans une forêt enchantée, au bord d'un étang dans lequel barbotent de mignons canard. L'oeuvre d'un artisan de la vieille Europe, qui l'a fabriqué pour le mariage de sa fille. D'aussi loin que Kess s'en souvienne, c'était l'objet le plus précieux que possédait sa mère. Et c'est lui le véritable héros de cet album, auquel il donne son titre et son enjeu narratif : Kess parviendra-t-il à retrouver le fauteuil pour le donner à Daatje, seule survivante avec lui du dangereux voyage vers le Far West entrepris par leurs familles émigrantes au Nouveau Monde ? Fil narratif déroutant au premier abord pour le lecteur qui passe d'un personnage à l'autre sans transition au fil des tribulations de l'objet. Indiens, chercheurs d'or et de fortunes diverses, Mormons, lynxs et vautours, cow-boys, prostituées, jusqu'à la rivière en crue... le beau fauteuil perdu est balloté sans répit, pour finalement presque revenir à Kess et Daatje. Presque, car on ne réécrit pas l'histoire, et on n'efface pas ce que les ans ont déposé au creux des vies de ceux que le destin a éloignés.
    "Incorporé ! De force ! Dans un groupe de volontaires abolitionnistes ! Un an dans la fournaise de Fort Laramie !
- Une rigolade !! Blanchisseuse, deux ans à Salt Lake City !
- Larbin au bureau des affaires indiennes
- Femme de ménage au "Territorial enterprise" !
- Mineur à Silver City !
- Cantinière pour l'Union Pacific !
- Valet de ferme... cow-boy
- Serveuse... pour marins échoués !"
Les humains peuvent parfois passer à côté de leurs histoires. Et finalement le fauteuil poursuit la sienne, bancal et rafistolé, mais toujours debout...

    Cet album aux tons bleus et ocres raconte de belle façon la violence de l'Amérique de la conquête de l'Ouest, dans laquelle règne la loi du plus fort, homme ou animal, et où le plus fort n'est dominant que jusqu'à ce que survienne un plus fort que lui. Indiens, femmes et enfants sont les perdants de ce jeu à la vie à la mort. Cette histoire cent fois contée l'est ici sous un angle original par plusieurs aspects : le choix de faire d'un objet symbolique le fil conducteur du récit (même si ce parti-pris n'est pas rare en littérature), une science maîtrisée du cadrage (alternance dynamique de plans, de champs et de contre-champs, mise en regard de techniques picturales différentes, continuité d'une image sur plusieurs cases ou rupture avec un dessin isolé pleine page) et du dosage des couleurs, et un sens de l'humour qui permet de mettre à distance les pires situations (les cheveux détachés de Daatje qui ondulent comme les herbes des champs au gré du vent, masquant une case sur deux toute visibilité à Kess assis à côté d'elle dans le chariot). Une bande dessinée pleine d'émotion retenue, à proposer dès le collège et au lycée (LP et LGT).

Rocking chair / Jean-Philippe Peyraud, Alain Kokor