Le rapport de Brodeck / Manu Larcenet, d'après Philippe Claudel


Couverture de l'album
    Un village perdu dans les montagnes, peuplé d'êtres à peine humains, depuis longtemps détruits par une guerre incompréhensible et par leur propre lâcheté... C'est ainsi que Philippe Claudel a imaginé le théâtre de son roman, prix Goncourt des lycéens 2007. Manu Larcenet donne corps à ces figures, tracées par l'étranger, « l'Anderer », et qui lui coûteront la vie. Ces portraits et paysages que le dessinateur traduit par son trait magistral, passant d'une case à l'autre du naturalisme le plus pur au fantastique et au grotesque, ces forêts sous la neige, ces cauchemars éveillés. Dans ce coin perdu, quelque part à la frontière de l'Allemagne (?) les hommes (peu de femmes dans cette histoire) doivent faire face à leur propre lâcheté : celle qui leur fait dénoncer aux soldats les étrangers du village, fermer les yeux quand ils emmènent trois filles qui passaient par là, et garder le silence quand l'irréparable est commis... On se demande alors pourquoi ils demandent à Brodeck, celui-là même qu'ils ont envoyé en déportation, de consigner par écrit, dans un rapport, tout ce qui s'est passé depuis l'arrivée de l'Anderer, et qui a conduit à l'Ereigniës, cette chose qui n'a pas de nom, l'assassinat de cet homme qui venait d'ailleurs et qui souriait perpétuellement. On se demande aussi un peu pourquoi Brodeck accepte de l'écrire, ce rapport, après le camp, après ce qu'ils ont fait à Emélia, son épouse devenue folle... mais on comprend vite qu'il n'y a pas d'alternative, ou presque. Que dans un univers en vase clos comme celui-ci, les hommes ne sont guère au-dessus des bêtes, peut-être même en-dessous, à bien y réfléchir.
    L'histoire, brutale, poignante, suffit en soi à l'intérêt de l'album, avec son poids de peur, de souffrances, de résistance aussi. Elle procède par petites touches, par réminiscences, par associations d'idées, alors qu'on sait dès l'ouverture qu'un crime a été commis et que Brodeck est chargé de le raconter d'une manière qui convienne à la communauté. Manu Larcenet lui donne, par son art de la trame, du portrait et des paysages, par son sens du dévoilement progressif, une épaisseur sombre et dense où filtre difficilement la lumière. Pourtant, toute lueur n'est pas étouffée, et le diptyque se clôt sur un paysage ouvert, une charrette guidée par des oiseaux libres . « Moi je dis que les plus belle fleurs viennent parfois dans une terre de sanie ».
    Magnifique roman, sublimé par l'art subtil de Manu Larcenet, cet album double est une œuvre littéraire de grande qualité à proposer en lycée autour des thématiques du totalitarisme, du libre-arbitre, de la tolérance et de l'acceptation des différences.



Références :
Le rapport de Brodeck, 1. L'autre. Manu Larcenet, d'après le roman de Philippe Claudel. Dargaud, 2015. 22,50 €. 978-2205-07385-0.
Le rapport de Brodeck, 2. L'indicible. Manu Larcenet, d'après le roman de Philippe Claudel. Dargaud, 2016. 22,50 €. 978-2205-07540-3.