Un printemps à Tchernobyl / Emmanuel Lepage


Couverture de l'album
    Après le Voyage aux îles de la Désolation, Emmanuel Lepage se lance dans une nouvelle bande dessinée documentaire. C'est ainsi en tous cas que l'éditeur présente cet album, qui à mon sens relève plutôt du carnet de voyage que du strict documentaire. Le projet, présenté au début du livre, démarre par la rencontre avec Dominique, dessinateur engagé et président de l'association « Dessin'acteur », qui cherche à agir à travers l'illustration. Après une rencontre avec Youri Bandajevsky, qui travailla sur les effets de la contamination à faible dose sur l'organisme (et fut emprisonné de longues années pour ces travaux), Dominique décide de lancer un nouveau projet : réaliser un carnet de voyage sur la région de l'accident dont les droits seraient reversés aux « enfants de Tchernobyl », une association qui vient en aide aux enfants contaminés. Morgan, musicienne et chanteuse, Pascal, son compagnon, ingénieur du son, photographe et poète, Gildas, peintre et illustrateur, seront du voyage. Un temps, François, le frère photographe d'Emmanuel, se dit intéressé, avant de changer d'avis. Dans l'entourage d'Emmanuel, on tente de le décourager de risquer l'aventure. Lui sent qu'il a quelque chose à faire là-bas, d'autant que pour une fois on lui offre la possibilité d'agir avec son dessin. Sa famille n'est pas seule à vouloir le retenir, son corps aussi s'oppose à ce projet : des douleurs insoutenables à la main, qu'aucune médecine ne parvient à atténuer, l'empêchent bientôt de tenir un crayon. Après avoir beaucoup tergiversé, Emmanuel se laisse convaincre de partir tout de même.

    Il retrouvera l'usage de sa main sur les lieux. A Volodarka, village situé à quarante kilomètres de la centrale et à vingt kilomètres de la zone interdite, l'équipe loue une petite maison souvent envahie par les voisins qui viennent, interprète ou pas, voir ce que font les étranges étrangers qui se sont installés. Vassia le « liquidateur » (ainsi furent appelés ceux qui luttèrent des jours durant contre l'incendie et l'explosion de la centrale), Tamara et Ludmilla les « belettes », Viktor le trafiquant, tous vivent dans l'ombre de la centrale, leur vie plus ou moins marquée par ce qui se passa en avril 1986, et par les traces qui demeurent vivaces dans le paysage et la vie quotidienne des Ukrainiens et des Biélorusses.
La première partie de l'album, dominée par les teintes sombres, revient largement sur l'accident, la contamination de la région et son état actuel à travers une visite auprès de la centrale (dominée par les bip-bip du dosimètre et un minutage serré des sorties du minibus) et dans la ville de Pripiat (abandonnée en l'état comme un vaste centre de stockage radioactif). Peu à peu, tandis que s'organise leur vie à Volodarka et que se relâche progressivement leur vigilance envers les voies possibles de contamination, la couleur s’infiltre dans l'album, ainsi que les visages nombreux des êtres humains qui vivent à proximité de « la zone », partie interdite du territoire biélorusse soumise à de trop fortes radiations. Au delà des débats qui animent les artistes (sommes-nous là pour témoigner de ce que nous voyons ou pour porter un message sur le nucléaire?), une réflexion singulière émerge à la lecture : et si ce que l'homme détruisait avec ses technologies mal maîtrisées, ce n'était pas la Terre, mais lui-même ? Car la nature ne semble pas porter les stigmates de l'accident, là où les hommes ont disparu... Les questions et le doute grandissent avant cette conclusion qu'illustrent parfaitement les deux ultimes pages d'un épilogue parfaitement maîtrisé :
« Est-ce que je ne suis pas au fond comme Vassili, qui veut aller dans la zone en criant « même pas peur ! » ? Qui se croit ainsi devenir un homme ? C'est ce gamin en moi qui s'éveille par moments et veut défier la mort... comme dans les contes.
Mais non, ce n'est pas la mort que je suis venu toucher... mais ce qui me fait peur, ce qui se dérobe à mon regard... L'inconnu... le mystère... et c'est la vie qui m'a surpris... »

    Ce voyage-ci a une destination singulière qui rend sa lecture passionnante. Emmanuel Lepage tient son carnet avec le même sens du paysage et la même recherche de justesse dans le portrait que dans le précédent. C'est une lecture utile par le rappel documenté des faits, par les questions qu'elle pose, par la qualité de son traitement narratif et pictural. Pour les lycéens, et bien après.



Références :
Un printemps à Tchernobyl / Emmanuel Lepage. Futuropolis, 2013. 24,50 €. 978-2-7548-0774-6.