Prisonniers du passage / Chowra Makaremi, Matthieu Parciboula


Couverture de l'album   

    « Toutes les réformes successives, toujours dans le même sens… dépouiller les gens de leurs droits, éloigner les juges. Depuis 30 ans, l’ Anafé ne cesse de dénoncer les mêmes choses rapport après rapport. On ne peut pas enfermer dignement. » L’Anafé (Association Nationale d’Assistance aux Frontières pour les Etrangers) a été créée en 1988 en réaction aux circulaires Pasqua donnant à la police des frontières la latitude de refuser des voyageurs disposant de tous les documents requis, mais « soupçonnés » de projet d’immigration illégale. Les zones d’attentes, elles, datent de 1992, mais il faudra attendre 2004 pour que les associations (Anafé et Croix-Rouge) puissent pénétrer dans ces zones d’attente constuites dans les aéroports parisiens (et pouvant accueillir des étrangers non-admis en France pendant une durée pouvant aller jusqu'à 26 jours - avant de pouvoir déposer une demande d’asile ou d’être refoulés). Chowra Makaremi, anthropologue, chercheuse au CNRS, elle-même immigrée en France quand elle avait dix ans, intervient en zone d’attente depuis plusieurs années, et elle a décidé de faire connaître cette expériences à travers une bande dessinée réalisée avec Matthieu Parciboula. Le résultat est un documentaire graphique passionnant, jalonné de textes explicatifs pour compléter la compréhension de la situation. C’est aussi un bouleversant témoignage de parcours bousculés : celui de Kadiatou, qui a donné tout son héritage dans l’espoir de rejoindre sa cousine en France, et dont le voyage passera par Kiev, sans qu’elle puisse comprendre pourquoi on lui prend tout. Celui de Jana, abandonnée dans l'aéroport de Roissy avec ses deux jeunes enfants par un passeur indélicat. Celui de Yoones Mesri, palestinien qui ne comprend pas un mot de français et qui se rêve encore parmi ses moutons tandis que la police française le renvoie vers sa destination de provenance... Hanoi.

    L'absurdité du système administratif français où tout est morcelé pour éviter que les acteurs ne soient amenés à se poser trop de questions domine cette lecture. Comme sur le visage de cette jeune femme à qui on demande de signer un formulaire auquel elle ne comprend pas un mot, et qui stipule qu'on lui a expliqué qu'elle peut former un recours contre le refus d'entrer sur le territoire qu'on vient de lui signifier, qu'elle peut avertir la personne de son choix, qu'elle dispose d'un délai... Tout ceci bien évidemment n'ayant été ni traduit ni expliqué, pas même en français, alors que le formulaire doit comporter la signature d'un interprète, et détaille clairement les droits de la personne. La violation des droits, manifeste, semble être monnaire courante dans la zone d'attente. Elle semble aussi refléter l'opinion majoritaire dans la police des frontières, exprimée par plusieurs personnages dont le lieutenant Muselier : « L'Anafé, hein ? Qui vous paie ? Vous êtes là sur le dos du contribuable ? Et vous, vous en pensez quoi, de l'immigration ? Dites-moi ! Pour moi, c'est rendre service aux étrangers que de les renvoyer. Ici, ils vont finir sur le trottoir. On ne se rend pas compte, mais ici ils supplient pour avoir les aides... Ils viennent pleurer... Et chez eux, c'est des millionnaires, ils se font construire des maisons. »

    A l'heure où la question migratoire va devenir de plus en plus vive, il est important que nos élèves aient des outils pour prendre du recul par rapport aux discours majoritairement véhiculés sur le sujet. L'immigration, ce sont d'abord des histoires humaines, il est important d'en prendre conscience. Les manquements au droit, dans notre pays, sont inacceptables, pas plus que n'est justifiable le durcissement continu des règles d'accueil. Un album tel que celui-ci est nécessaire dans les CDI des lycées, pour accompagner la réflexion des élèves. Son traitement graphique plein d'humanité et sa densité documentaire en font un outil indispensable pour étayer une prise de recul sur la question migratoire.




Références :
Prisonniers du passage / Chowra Makaremi, Matthieu Parciboula. Steinkis, 2019. 18 €. 978-2-36846-251-5.