La Lune est blanche / Emmanuel Lepage, François Lepage


Couverture de l'album
    Après qu'il ait raconté leur voyage aux Îles Kerguelen dans le Voyage aux îles de la Désolation, l'IPEV (Institut Polaire français, Institut Paul-Emile Victor) propose à Emmanuel Lepage un nouveau défi : embarquer à bord de l'Astrolabe, qui approvisionne la base polaire française Dumont d'Urville. Avec peut-être à la clef la participation au mythique Raid, cordon de ravitaillement de l'extrême qui couvre les 1200 kilomètres reliant DD (Dumont d'Urville) à Dôme C, autrement appelée Condordia, base franco-italienne au cœur du continent.

    « Un dôme de glace enchâssé dans un socle rocheux. Le continent des superlatifs. Le monde des extrêmes » L'Antarctique devient la quête d'Emmanuel et de son frère François, qu'il embarque dans l'aventure. Un continent mythique, qu'ils évoquent durant les six mois qui précèdent leur départ au travers des hommes qui y ont associé leur nom : Jean-Baptiste Charcot, James Cook, Jules Dumont d'Urville, Ernest Shackleton... A travers les rivalités nationales qu'il a suscité, qui culminèrent avec la course au pôle du norvégien Roald Amundsen et du britannique Robert Falcon Scott, et qui trouvèrent leur apaisement avec le traité sur l'Antarctique signé en 1959 qui fait de cette terre aride un continent n'appartenant à personne, et consacré à la science et à la paix. Conférences, rencontres, préparation matérielle... la constitution d'une expédition polaire est une opération de longue haleine, d'autant qu'elle est soumise à des aléas climatiques contre lesquels personne ne peut rien. Le bateau qui assure la liaison avec Dumont d'Urville n'est pas un brise-glace, qui serait beaucoup trop onéreux pour l'usage que l'IPEV pourrait en faire. Il n'est pas donc pas assez puissant pour se frayer un chemin dans le pack, la banquise qui enserre le continent. Il doit attendre de trouver un chemin suffisamment fragile pour le laisser passer. Mais les conditions climatiques changent, c'est d'ailleurs pour étudier le climat qu'une partie des scientifiques des missions se rend en Antarctique, laboratoire d'observation privilégié. Mais cela signifie que les liaisons ne se font pas au rythme prévu : certains hivernants doivent être rapatriés plus vite que prévu, et le voyage d'Emmanuel et de François est remis en cause plusieurs fois : pourquoi embarquer sur le raid, mission vitale qui n'embarque aucun passager mais seulement des mécaniciens chevronnés, deux « touristes » avec leurs carnets et leurs appareils photo ? L'histoire de cette attente, plusieurs fois déçue, souvent remise en question, est une part constitutive du récit d'Emmanuel, complété des lettres que son frère écrit à la femme qu'il aime. Un autre aspect essentiel répond à la commande de l'IPEV : c'est le volet documentaire de l'album, qui évoque l'Antarctique, les missions ou les matériels utilisés. Très précis et documenté sans être pontifiant, il remplit de ce point de vue parfaitement son contrat. Le dernier aspect, celui intéresse peut-être le plus ses auteurs, est la plongée dans la pâte humaine, mise « à l'os » par les conditions extrêmes dans lesquelles sont plongés les hommes là-bas. Comme lors du voyage aux Kerguelen, l'univers qu'on découvre à travers ces planches est un univers surprenant : malgré (ou peut-être à cause de ?) ces conditions extrêmes (le froid, l'isolement, le confinement, la peur sans doute parfois, le risque au moins), les hommes et les femmes rencontrés poursuivent avec une sérénité rare leur quête désintéressée de quelque chose de plus grand qu'eux, au service de l'humanité par la science. Qu'ils soient mécanicien, pilote, géophysicien, océanologue, cuisinier... tous ont une capacité à se mettre au service de la cause commune, sans heurts. Comme si l'énergie requise par les éléments ne permettait pas qu'on la gaspille. « A côtoyer, depuis mon voyage aux îles Kerguelen, cette communauté des pôles, je découvre des personnes en quête de quelque chose qui dépasse leur propre existence. Ils vont braver les obstacles, non par défi personnel, mais pour poser leur pierre sur un chemin infini : le savoir. C'est sans doute pour ça qu'ils ne supportent pas d'être qualifiés d'aventuriers, ou, pire, de « héros polaires ». Ils se vivent souvent comme le maillon d'une immense chaîne. »

    Enfin, il faut aussi évoquer la manière, familière depuis le Voyage... autant que depuis Un printemps à Tchernobyl, par exemple : les encrages délicats d'Emmanuel Lepage, qui font parfois caisse de résonance à ses considérations intimes, sont nourries des photographies de François, comme en témoigne la très belle couverture de l'album. La puissance des unes doit à la richesse des autres, les deux se mêlant intimement. Aux dominantes sépias, grises et blanches du récit dessiné répondent des touches de couleur profondes, tant dans les photos (le bateau fendant la glace) que dans les dessins (les bleus de la banquise, de toute beauté, les combinaisons rouges ou le reflet doré du soleil sur le continent). L'album est un voyage de longue haleine, d'une lecture exigeante, mais passionnante et d'une grande richesse sensuelle. A proposer sans hésiter à tous les aventuriers, plutôt à partir du lycée.

« Le silence se fait, l'air pénètre dans mes narines comme une lame.
Une ligne à peine arquée fend mon regard.
J'ai quitté la Terre.
Je marche sur une autre planète.
Je suis sur la Lune... et elle est blanche. »



Références :
La Lune est blanche / Emmanuel Lepage, François Lepage. Futuropolis, 2014. 29,00 €. 978-2-7548-1028-9.