Les ignorants : récit d'une initiation croisée / Étienne Davodeau


Les ignorants - Davodeau
Étienne Davodeau poursuit dans cet épais volume son exploration patiente et attentive de la pâte humaine, en se mettant pour cette fois lui-même en scène. Les deux pages d'introduction posent le cadre, sous forme d'un dialogue entre l'auteur et un vigneron de ses amis, Richard Leroy :

« - Si je comprends bien, pour faire un bouquin, tu veux venir bosser bénévolement dans mes vignes... c'est ça ?
- Je veux aussi que tu m'expliques ce qui se passe dans ta cave et que tu m'inities à la dégustation.
Et c'est pas tout.
En échange, tu découvriras la bande dessinée. Je t'amènerai des livres. On ira voir des auteurs... et des vignerons.
C'est des contraintes, hein... tu vas m'avoir dans les pattes pendant des mois. Ça va te prendre du temps. Si on le fait, on le fait bien... alors réfléchis-y quelques jours avant de me donner ta réponse.
- Ça y est.
J'ai réfléchi.
On commence.
Tu goûtes ces quatre vins et tu me parles de leurs différences, de leurs ressemblances.
Pour la vigne, on débute par la taille... Habille-toi chaudement. »

    Suivant fidèlement le programme énoncé au cours de ce chapitre introductif, les deux hommes démarrent une année de compagnonnage : taille des ceps, soins du sol, surveillance de la maturation en fûts, visites aux amis vignerons d'un côté, lectures d'albums, visites d'auteurs et d'éditeurs, salons de la BD de l'autre. Le tout sous l'œil affûté et indulgent d'un Étienne Davodeau qui ouvre au passage les coulisses du travail de l'auteur, pestant parce que son personnage principal se rase la barbe avec l'arrivée du printemps (ce qui est beaucoup plus difficile à dessiner), ou ouvrant son carnet de croquis avant de se mettre au travail dans la vigne, sous l'œil amusé des vignerons. L'initiation croisée est savoureuse par bien des aspects, les personnages étant chacun attachants à leur manière, et leur relation de tutorat croisée largement amicale. Elle vaut aussi pour le lecteur par tout ce qu'elle lui permet de découvrir sur le monde de la vigne et sur celui de la bande dessinée. Les amateurs de l'un ou l'autre domaine (ou des deux) savoureront. A travers les explications de Richard Leroy et à travers les visites à ses collègues dans toute la France (de la Corse au Jura), on découvre une certaine conception de la viticulture, car le viticulteur de l'Anjou a une conception très précise de son travail. Il cultive en biodynamie (ce qui permet quelques planches savoureuses dans lesquelles Davodeau laisse affleurer sa perplexité sur les principes de la biodynamie, sans pour autant prendre parti sur le sujet). Il utilise le moins possible de produits pour élever son vin (à peine du soufre pour la mise en bouteille, mais à contrecœur). Il entretient une relation de compagnonnage avec sa vigne, que son ouvrier néophyte observe avec amusement. Pendant la taille, il accompagne ses pieds de commentaires : « Hé bin mon pépère ? T'as plus grand chose à nous dire, toi, hein... Allez... On essaie comme ça... Si tu nous donnes une ou deux grappes cette année, ça sera bien. »
L'univers de la bande dessinée, vu à travers les yeux du vigneron, est également plein d'intérêt. Les rencontres avec Jean-Pierre Gibrat, Emmanuel Guibert, Marc-Antoine Mathieu... ouvrent à ceux qui aiment leur travail la porte de leur atelier, tandis que s'affirment les goûts de Richard, totalement perplexe devant les planches de Moebius...

    La balade se goûte ainsi sur plusieurs niveaux, sans oublier à la base l'intérêt des dessins encrés d'Étienne Davodeau, ici en noir et blanc. L'album, qui s'adresse plutôt à un public adulte, est susceptible d'intéresser les lycéens, bien entendu ceux des lycées viticoles, mais pas seulement !


Références :
Les ignorants : récit d'une initiation croisée / Étienne Davodeau. Futuropolis, 2011. 978-27548-0382-3. 24,50 €.