Les Indes fourbes - Ayroles, Guarnido

    Fransisco de Quevedo, contemporain de Miguel de Cervantes, publia en 1626 un roman picaresque humoristique intitulé « El Buscon, ou la Vie de l'aventurier don Pablos de Ségovie, vagabond exemplaire et miroir des filous ». Alain Ayroles, amateur de belles lettres dont le bonheur de la langue transparaît tout au long de la série « De capes et de crocs », s'est allié à Juanjo Guarnido, dessinateur surdoué qui donne avec truculence vie à Pablos dans une suite imaginaire du roman, qui commence précisément quand celui-ci se termine, au moment où notre héros embarque pour l'Amérique – les Indes, comme on disait alors.

    Ce récit picaresque se dévoile en trois tableaux principaux, qui sont autant de double-fonds dans l'histoire de Pablos. Parti de rien dans une famille de gueux de Ségovie, il suit vaille que vaille les deux préceptes que lui a inculqués son père : « Ne pas crever », commandement numéro un, « ne jamais travailler », commandement numéro deux. Ce qui implique quelques entorses à la morale : tricher, exploiter son prochain (les femmes, c'est plus facile et moins dangereux), abuser les crédules, voler, et si vraiment besoin est, tuer. C'est à ce prix que les gueux peuvent trouver de quoi se remplir la panse, et surtout, surtout, sortir de leur condition et s'élever, dans un monde qui jamais ne leur fera de cadeau du fait de leur basse extraction. Voilà donc Pablos embarquant pour l'Amérique, et côtoyant au cours de son voyage tout ce que le monde et la période font de plus sordide : l'esclavage, le pillage et le massacre des indigènes, l'exploitation des populations par l'occupant avec la complicité de l'ancienne noblesse locale, la duplicité, la soif de richesse et l'absence totale de sens moral des nobles espagnols établis au Nouveau Monde. Son bagout et son sens du récit le sortent des situations les plus périlleuses et l'amènent sur la voie du lieu mythique que tous les européens cherchent : Eldorado ! Le pays où, quand « tu t'assois par terre... tu te relèves le cul jaune ! » Son culot et sa bonne fortune le mèneront à berner l'Alguazil majeur, responsable de la collecte des impôts pour la couronne, le Corregidor, chargé de les acheminer sans dommage jusqu'aux bateaux, et même le Vice-roi du Pérou. Manœuvre tellement couronnée de succès qu'elle le mènera jusqu'aux plus hautes sphères du pouvoir... tant il est vrai que dans leur entreprise de fiction Ayroles et Guarnido ne se refusent rien ! On embarque avec eux, car leur savoir-faire est grand.
    Le récit est savamment tricoté, et la langue savoureuse ne dépare en rien du roman qui l'a inspirée. Le trait de Guarnido, parfois proche de la caricature, est absolument maîtrisé, tant dans les personnages que dans les décors. Les références affleurent sans alourdir le récit. Alors, entrez dans le tableau, glissez-vous auprès des Ménines de Vélasquez et laissez-vous guider par le maître conteur... Pour tous dès la 4e-3e (LP et lycées).

Les Indes Fourbes / Alain Ayroles, Juanjo Guarnido