En silence / Audrey Spiry
« J'étais au bout du monde, et toi, de l'autre côté. »
Luis travaille dans le cinéma, Juliette, dix ans plus jeune, termine
ses études. Tous les deux bouclent leurs sacs et montent dans le
minibus de Yann, suivis par une petite famille, pour une descente en
canyoning. Dans le van du moniteur au milieu des poules et des gri-gri,
dans les remous du canyon, le temps d'une pause pique-nique au bord de
l'eau, Luis parle. De lui principalement, et des autres dans la mesure
où ils sont en relation avec lui. Quitte à répondre à la place de
Juliette, qui de toutes façons est toujours quelque part un peu à côté,
perdue dans un long questionnement qui chemine avec la descente du
canyon et les pages de cet album atypique.
Le
petit groupe, emmené par son moniteur, rejoint le lit de la rivière en
descendant à travers une forêt dense, se jette à l'eau glacée, puis se
laisse porter par le courant, sautant dans les cuvettes creusées par
l'eau à même la roche. Quelques difficultés émaillent le parcours, dont
un saut de sept mètres depuis un promontoire (et attention de bien
sauter au milieu, là où le soleil fait des petits points scintillants
dans l'eau : tout autour ce sont de gros rochers !) Dans le groupe,
certains sautent sans se poser de questions (« de toute manière
maintenant ou après il faudra bien le faire. C'est qu'un saut après
tout. »), d'autres hésitent, et puis il y a la benjamine, Léna,
prête à s'émerveiller de tout : des cailloux qui brillent au fond de
l'eau et qui lui parlent avec un petit bruit de grelot, comme des
frayeurs du parcours. A un moment de la descente, en effet, Juliette
suit Léna qui, emportée par le courant, est déviée de la voie suivie
par le groupe. Toutes les deux sont emportées dans une faille à travers
les rochers, dans une partie souterraine de la rivière. A deux
reprises, Juliette repêche la petite fille. Toutes les deux patientent
plusieurs heures dans l'obscurité avant que les autres ne repèrent leur
présence et ne descendent les chercher (scène forte où la mère de Léna,
sorte de géante bienveillante et toute-puissante, force le passage
jusqu'au cœur de la terre pour arracher sa petite fille à l'obscurité).
Blottie dans les bras de sa mère, Léna raconte : « … et j'ai été
aspirée par une cascade de cailloux... et... heureusement Juliette m'a
sauvée !! Quand je vais raconter ça à Margot, elle sera verte ! Oooh !
C'était super ! »
Ce lent cheminement
jusqu'à la lumière du jour, jusqu'à la mer, entre émerveillement de
l'enfance (« Il y a un truc qui brille sous mes pieds »
« Si ça se trouve (…) c'est la lune en personne. » « Ou
la lumière du poisson lanterne ! ») est bien entendu aussi le
cheminement de Juliette, à la croisée des chemins et qui hésite à
prendre la décision qu'elle sait indispensable. Certains passages sont
peut-être un peu appuyés : au bord du promontoire, Juliette recule le
moment de sauter dans l'eau (« Me brusque pas. J'ai encore besoin
de temps avant de franchir le pas »). Ou coincée au sommet d'une
chute, elle est forcée de se laisser aller dans le courant,
franchissant un boyau immergé comme pour une seconde naissance.
Finalement, l'histoire importe moins que le voyage visuel que nous
propose Audrey Spiry. Maniant la couleur avec virtuosité, elle n'hésite
pas à jouer de la déformation, voire de la déflagration du dessin comme
pour nous faire ressentir, plutôt que comprendre, ce que traversent ses
personnages. Reflets changeants de l'eau, jaillissement, force des
éléments naturels (vent, pierres, végétation, et bien sûr l'eau
omniprésente). Passant sans transition de l'ombre à la lumière,
adoptant des points de vue multiples et parfois fragmentés, son trait
en à-plats de couleurs chatoyantes est un étonnement et un bonheur
visuel. Cette expérience, assez peu commune en bande dessinée, fait de
l'album un titre très intéressant, à glisser au professeur d'art
plastique, mais destiné plutôt aux lycéens (même s'il peut sans
problème être lu par de bons lecteurs de collège).
Références :
En silence / Audrey Spiry. Casterman, 2012. 16 €. 978-2-203-03272-9.